EXPÉRIENCE L’Aston Martin Lagonda est déjà une automobile exceptionnelle. Et puis, il y a ce «shooting brake», ce «break de chasse» qui est une pièce unique fabriquée en Suisse par Roos Engineering.
Lilly, elle s’appelle ainsi parce que son propriétaire, qui fut aussi le commanditaire de la transformation de l’Aston Martin Lagonda en «shooting brake», a une fille du même nom. «Lilly» – l’automobile, pas la fille – est là... et ne démarre pas. Elle ne le fait pas plus lorsque son maître d’œuvre et constructeur, Beat Roos, arrive avec le pack d’appoint et de nombreux outils. Ce n’est que lorsque la Lagonda a pu passer une nuit au chaud dans le garage qu’elle redémarrera sans problème. Dès le premier tour de clé de contact. Une vraie star…
Une belle rareté
Conduire une Aston Martin Lagonda est déjà quelque chose d’exceptionnel. Non parce qu’entre l’automne 1974 et l’été 1989, seuls 645 exemplaires ont été produits, ce qui rend la voiture assez rare. Le côté exceptionnel, c’est que cette voiture est énorme – 5,30 m de long – et qu’à l’exception de quelques Américaines, il n’y avait presque rien sur les routes européennes qui prenait plus de place. La conduite est d’une merveilleuse sérénité. Les sièges sont profonds, on dirait des fauteuils. Le soutien latéral n’était pas encore vraiment à l’ordre du jour dans la classe supérieure des années 70. L’espace à l’avant est plus que généreux; à l’arrière, on s’étonne aujourd’hui qu’un empattement de plus de 2,90 m ne puisse pas être un peu plus généreux. L’espace pour les jambes est tout à fait correct, c’est au niveau de la tête que cela manque. Le volume du coffre était déjà important sur la berline, il est bien sûr encore meilleur sur notre break de chasse. Ce qui est vraiment bien, c’est la vue d’ensemble vers l’arrière: on peut le garer au centimètre près, même sans les bips modernes. Vers l’avant, en revanche, le capot très incliné et éternellement long n’aide pas. Lors des premières tentatives, on laisse au moins un mètre et demi de libre. Même après trois jours et de nombreuses manœuvres, nous n’avons pas vraiment réussi à maîtriser cette longueur.
Ce que nous n’avons pas non plus compris, c’est le cinéma électronique. Car dès la deuxième série, il y avait des affichages LED qui étaient bien trop en avance sur leur temps; puis, à partir de la troisième, des tubes cathodiques qui n’ont jamais vraiment fonctionné. Même si Roos Engineering Ltd. a réussi le miracle, pour «Lilly», de faire en sorte que tout s’allume, tinte et bavarde comme l’avaient imaginé les inventeurs, tout cela est petit. On peut à peine lire les affichages, les interrupteurs sont dispersés de manière sauvage, donc illogique, on joue comme sur un ukulélé qui aimerait bien être un piano.
Affichages numériques
À un moment donné, nous avons renoncé à essayer d’ouvrir électriquement les vitres latérales avant, non pas parce que cela n’aurait pas fonctionné, mais bien parce que la recherche du bouton était fatigante. L’assistance vocale a, pour sa part, fait son devoir, mais en anglais, bien sûr. Et selon les dires du spécialiste, cela tient du miracle. Passons. Mais il faut aussi replacer cette vie intérieure dans son contexte: lorsque, après une longue période de préparation, la Lagonda fut enfin disponible à l’automne 1978 pour un peu moins de 50 000 livres sterling, Rolls-Royce n’avait à lui opposer que la Silver Shadow, définitivement dépassée et Bentley n’était pas non plus en plein essor. Et à l’intérieur, comparé à cette Lagonda, les voitures des deux nobles marques semblaient appartenir à un autre siècle.
Peu importe: elle roule très bien. Pour l’époque, elle se comportait mieux que n’importe quelle Mercedes, BMW, Rolls-Royce ou Jaguar. Et elle tient encore très bien son rôle aujourd’hui, enfin, pas tout à fait, car pour un huit cylindres de 5,3 litres et 300 ch, elle se conduit plutôt… en toute tranquillité. On a l’impression qu’environ 51 % de sa puissance se perd quelque part dans la boîte automatique à trois vitesses de Chrysler. Un coup de pied violent sur la pédale d’accélérateur n’apporte que l’effet GTN, c’est-à-dire «gasoline to noise»: l’essence est avant tout transformée en bruit, pas forcément en force de propulsion. Bien sûr, ceci est une lamentation de haut niveau et, qu’on le veuille ou non, cette critique est aussi due au fait que notre jugement est influencé par les performances des voitures actuelles. Il faut donc que cela soit dit et bien dit: à l’époque, du milieu des années 70 au début des années 90, la Lagonda était même considérée comme presque fougueuse!
Presque fougueuse
Et elle glisse merveilleusement bien. Les constructeurs ont certainement accordé plus d’importance au confort qu’à la sportivité, mais la Lagonda était aussi conçue comme le nec plus ultra du «Gran Turismo». De même, la direction était certainement plus facile à utiliser que précise, car c’est ainsi que l’on roule paisiblement. Il vaut mieux ne pas stresser le moteur, ni le pilote, la boîte automatique voulant passer le rapport le plus élevé dès environ 5 km/h et y rester jusqu’à ce que la Lagonda soit remise au garage. Ce qui assure alors un calme merveilleux, tant sur le plan acoustique que dans la tête. Mais il y a beaucoup de couple et on n’est jamais un obstacle à la circulation. La conduite sportive en virages ne fait toutefois pas partie des points forts de cette splendeur anglaise.
La beauté, dit-on, est dans l’œil de celui qui regarde. Ce que William Towns a réalisé avec la Lagonda – en l’espace d’un mois! – est l’une des formes en coin les plus extrêmes de l’histoire automobile, après la Lancia Stratos Zero de Marcello Gandini en 1970. À cette époque, c’était la grande mode mais cela se limitait aux voitures de sport. Towns est le seul à avoir réussi le grand écart vers la quatre-portes et la Lagonda est restée la berline la plus plate du monde pendant une petite éternité. Enfin, avec «Lilly», Roos Engineering Ltd. a transformé la Lagonda en un véritable coin, plat à l’avant et (relativement) haut à l’arrière. On n’est pas obligé d’aimer ça, mais on peut. «Corbillard», entend-on parfois dire à son sujet, mais c’est définitivement trop réducteur, seules les personnes qui ne regardent pas de près voient «Lilly» ainsi.
Cale à quatre portes
L’exemplaire de Roos Engineering Ltd. a été certifié par l’usine, donc «Lilly», est un chef-d’œuvre à bien d’autres égards. Rien que le toit, long de presque trois mètres et comme fait d’une seule pièce peut être considéré comme une œuvre d’art, une telle surface en aluminium ne se retrouve pas deux fois dans l’histoire de l’automobile. Et le hayon, qui se verrouille bien entendu automatiquement, peut être considéré comme un coup de génie, même si le mécanisme et la découpe dans le toit ont été inspirés par une Honda. Reste qu’il fallait la trouver, cette solution, et elle s’intègre merveilleusement bien à l’arrière. Beat Roos et son équipe ont en tout cas atteint l’objectif de ne pas modifier les lignes du projet de William Towns, puisqu’elles ne peuvent pas être améliorées.
Aucune pièce du véhicule donneur, une «Series 3», n’a été laissée intacte lors de la transformation. L’ensemble de l’intérieur a été créé de toutes pièces. De nombreux problèmes électroniques qui ont toujours affecté la Lagonda ont ainsi pu être éliminés. Le cockpit révolutionnaire fonctionne, le réglage du siège fait également ce que l’on attend de lui. Le coffre est bien entendu revêtu en fonction du reste de l’habitacle, mais là aussi, on a droit au meilleur de l’artisanat. Non seulement les vitres arrière ont été fabriquées sur mesure par de grands spécialistes, mais les tapis sont également faits pour «Lilly». Et d’une grande profondeur, comme on peut l’attendre d’un produit de luxe anglais.
Quel âge a-t-elle?
Reste qu’il faut être doté d’une certaine confiance en soi pour sortir en Lagonda... et plus particulièrement avec «Lilly». Très rarement jusque-là, on nous avait autant parlé d’une voiture; plus d’une fois, un automobiliste a fait demi-tour et nous a suivis, nous demandant au premier arrêt avec curiosité de quoi il pouvait bien s’agir. Pendant que nous prenions des photos, des quidams s’arrêtaient régulièrement pour sortir leur téléphone portable et pour nous demander la marque et le modèle. Nous profitions alors de leur curiosité pour les interpeller: «Selon vous, en quelle année cette voiture a été construite?» Eh bien, tous se sont trompés. Et de beaucoup. Certains estimant même qu’il s’agissait à coup sûr d’un véhicule actuel!