Un jour de marché, quelque part au cœur d’un village français, dans les années 1930, une idée prend racine dans la tête de Pierre-Jules Boulanger, le directeur de Citroën: «Si on créait une voiture pour tout le monde?», se dit-il. Le patriote et homme d’affaires qu’il était à l’époque constate en effet un vrai problème national dans ce qu’il observe devant lui. Lorsqu’ils se rendent au marché de très bon matin, les maraîchers attèlent les chevaux à leur cariole, chargent les marchandises. La femme s’installe ensuite à côté de l’homme, qui guide l’attelage jusqu’au au village. Arrivés sur la place du marché, l’homme décharge la marchandise, s’occupe des chevaux et… part au bistrot du coin. Car le marché, c’était une affaire de femmes à l’époque. Il n’en fallait pas plus pour qu’une idée naisse dans l’esprit de Boulanger: avec une automobile, la paysanne pourrait se rendre seule au marché avec sa marchandise. L’homme, de son côté, pourrait rester à la ferme et travailler. La productivité nationale en serait ainsi augmentée (et l’alcoolisme partiellement enrayé).
Citroën 2CV – 75 ans et toujours jeune
Martin Sigrist | 16.11.2023
Anniversaire Citroën voulait proposer aux agriculteurs un véhicule motorisé pratique. La 2CV a non seulement tout remis en question mais est aussi devenue un best-seller. Mieux, une icône.
Pour les premières 2CV, de longues listes d’attente se formèrent, des pères de famille français écrivirent à l’usine des lettres émouvantes. La Suisse, en revanche, l’a tout d’abord boudée.
Moteur boxer TPV à refroidissement liquide de 1937, inspiré d’un moteur de moto BMW.
Le cahier des charges initial de la TPV, la «Toute Petite Voiture», est devenu légendaire avec le temps: elle devait être dotée de quatre sièges sous un toit parapluie, être capable de transporter deux passagers et 100 kg de pommes de terre à 60 km/h, et pouvoir traverser un champ avec un panier d’œufs crus sans en casser un seul. De plus, la TPV devait coûter le strict minimum, tant à l’achat qu’à l’usage. Idéalement, elle ne devait pas être beaucoup plus chère qu’une moto. Dès 1937, Citroën confie le projet à André Lefèbvre. Walter Becchia se charge quant à lui du moteur et Flaminio Bertoni se penche sur le design. De nouveaux matériaux sont testés. Parmi eux, il y a des composites faits de tissus et de résine et du duralium, un alliage à base d’aluminium, de cuivre, de magnésium et de manganèse. Et Citroën pense même à remplacer les feux arrière par des couleurs vives. Néanmoins, ces idées, tout comme le démarreur manuel, vont rapidement être abandonnées. Et la voiture qui prend forme en 1939 dispose d’un moteur boxer refroidi par eau, de ressorts à barre de torsion. Elle aurait théoriquement dû être présentée à l’automne 1939, mais le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale change tout. Lors de l’invasion de la France par les troupes allemandes, en 1940, Boulanger fait démanteler les 250 exemplaires du modèle présérie de. Seule une poignée de TPV survivent à ce génocide, dissimulées dans le grenier d’une grange à La Ferté-Vidame, le terrain d’essai de Citroën près de Paris.
Seconde tentative
Après la guerre, le monde a bien changé. Chez Citroën, la production va rapidement redémarrer. Néanmoins, l’Etat, qui a repris Renault, va donner la priorité aux voitures économiques. Voilà pourquoi la firme aux chevrons va repenser de fond en comble sa TPV; le moteur de 375 cm3 de 9 ch est désormais refroidi par air et fabriqué au micromètre près, la suspension est assurée par des ressorts hélicoïdaux montés latéralement au châssis, en porte-à-faux, avec des amortisseurs en caoutchouc reliés entre eux par des tirants. À l’avant, on trouve des amortisseurs à friction et à inertie. A l’arrière, les amortisseurs à inertie empêchent la roue de rebondir sur la route, mais pas la carrosserie d’osciller. La boîte de vitesses comporte quatre rapports – c’est un de trop selon Boulanger – et les freins avant sont placés à la sortie de la boîte de vitesses. La carrosserie est constituée d’une fine tôle d’acier, recouverte d’une capote enroulable allant du pare-brise au pare-chocs arrière et reposant sur un châssis métallique. Avec un poids d’à peine 500 kg, la quatre-places atteint une vitesse maximale de 60 km/h et une consommation de cinq à six litres aux 100 km. Le 7 octobre 1948, cette «chose» se trouve sur le stand Citroën du Salon de l’automobile de Paris et suscite tout à la fois étonnement et horreur.
Peinte dans la couleur des cuisinières à gaz de l’époque, un gris légèrement métallique, la voiture est difficile à digérer pour certains observateurs. Les concessionnaires helvétiques réagissent tous négativement à la nouvelle venue de chez Citroën. Qui n’est pas encore prête; la production ne démarra que lentement, à l’automne 1949 et c’est bien sûr le marché local qui sera le premier servi. Néanmoins, à partir de 1952, la petite Citroën finit par franchir les montagnes et arriver en Suisse. Mais sa commercialisation ne sera pas une mince affaire. Certains concessionnaires refuseront tout simplement d’exposer cette voiture jugée si laide! Seul le jeune Karl Schori donne un coup de fouet aux affaires: Véritable «Monsieur Deuche», il organise des roadshows, des essais routiers, participe à des rallyes et imagine des deals habiles, par exemple pour les premières fourgonnettes 2CV de la Poste. Bref, il parvient à convaincre la Suisse. Sur sa propre Deuche, on peut ainsi lire cette phrase: «Je suis meilleure que tu ne le penses!» Schori veille à ce que les «Deuches» colorées produites en Belgique arrivent dans notre pays et, grâce à son travail de persuasion à Paris, à ce qu’elles soient plus puissantes. Il est écouté: Citroën installe à partir de 1964 le moteur 600 cm3 de l’Ami 6 sur la 2CV. Il parviendra également à convaincre les agriculteurs et les éleveurs suisses d’opter pour la 2CV Sahara à deux moteurs et quatre roues motrices (et à un prix deux fois plus élevé). Une part disproportionnée de cette version spéciale construite à 694 exemplaires roule ainsi sur (et souvent en dehors) les routes suisses. En 1969, Karl Schori change de crèmerie et passe chez Audi-NSU, mais la Citroën continuera sa route, pendant un sacré moment encore. Et depuis la fin des années 1960, elle est devenue une voiture anticonformiste.
Rattrapée par le temps
Toutes sortes de «descendantes» vont succéder à la 2CV au cours de ses 42 ans de carrière: la Dyane en 1968, la Visa en 1980. En Suisse, ce n’est qu’avec le durcissement des prescriptions sur les gaz d’échappement, au 1er octobre 1987, que la voiture va cesser d’exister. En France, la production à Levallois-Perret prend fin en 1988, après l’installation d’un nouvel atelier de peinture en 1986. Les dernières «Deuches» sortent des chaînes de l’usine portugaise de Mangualde en 1990, très précisément le 27 juillet. Depuis, plus d’une 2CV sur les 5 114 996 produites a été victime de la rouille, son principal problème, mais de nombreux autres exemplaires ont fait d’elle un classique aujourd’hui très apprécié… à des prix qui font monter les larmes aux yeux. Et pas seulement d’émotion!
Photos: Archive RA
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