
Lorsque vient l’âge de la retraite, nombreux sont les Suisses à cesser définitivement leurs activités, succombant à la tentation d’un repos souvent bien mérité. Ce n’est pas le cas de Frank M. Rinderknecht; patron de la société Rinspeed (contraction de Rinderknecht et de Speed – vitesse en anglais) qu’il a créée il y a plus de quatre décennies. Le Suisse, qui a fêté ses 66 ans le 24 novembre dernier, continue de travailler et d’imaginer le futur de la mobilité.
Revue Automobile: Frank M. Rinderknecht, vous avez l’âge de prendre votre retraite. Quand comptez-vous arrêter de travailler?
Frank M. Rinderknecht: Aujourd’hui, je me sens – et j’espère que je le suis vraiment – en pleine santé! J’ai toujours envie de travailler. Peut-être pas à 200% comme je l’ai fait auparavant, mais néanmoins encore à 100%. Je ne souhaite pas arrêter, mais je ne compte pas non plus travailler jusqu’à ma mort. En fait, j’espère avoir une relation plus équilibrée entre mes vies privée et professionnelle, d’autant que mon épouse et moi aimons voyager. Mais, un départ à la retraite est inenvisageable pour moi à l’heure actuelle. Aussi parce que je me sens encore très jeune dans ma tête. Certes, par rapport à avant, je suis peut-être un peu plus lent, mais cela a aussi de bons côtés, puisque cela me permet de penser davantage avant d’agir (rire).
Mais l’état de santé et les défis auxquels la branche est confrontée ne vous poussent-ils pas vers la sortie?
Non, bien au contraire. Depuis une petite dizaine d’années, il est devenu beaucoup plus facile pour moi de travailler. Auparavant, l’industrie de l’automobile était un grand fleuve dont le lit semblait très difficile à détourner. Mais aujourd’hui, la branche a compris qu’elle doit se réformer. Ce qui est aussi rendu possible grâce à toutes les technologies dont profite le secteur. L’époque actuelle offre d’incroyables opportunités aux «think tanks» automobiles (ndlr: groupes de réflexion ou laboratoire d’idées) comme Rinspeed. Bien entendu, cette période, propice aux changements, est également dangereuse, car on a vite fait de prendre la mauvaise direction. Néanmoins, les chances de créer de nouvelles choses sont énormes.
Lorsque le moment sera venu pour vous de vous retirer définitivement, est-ce que vous envisagerez éventuellement de revendre votre société?
Je suis très ouvert à la discussion. Le nom a une certaine valeur au sein de l’industrie. Je pense donc qu’il pourrait intéresser certaines personnes. Si quelqu’un m’approchait aujourd’hui et m’expliquait être intéressé par le nom ou par certaines voitures, j’écouterais certainement la proposition. Aussi parce que j’ai la responsabilité vis-à-vis de ma femme et de ma fille de régler toutes mes affaires avant mon «départ». L’idéal pour moi serait que le nom Rinspeed me survive et que les voitures puissent être visibles de tous. Je préfèrerais cela que de les voir partir aux enchères chez des propriétaires privés. Pour moi, Rinspeed, c’est tout de même 44 ans de douleurs et de doutes. Mais aussi d’innovations et de créativité. Et il serait intéressant de les partager.
Quelle est le principal principe qui vous guide à l’heure actuelle?
Ne jamais faire les choses seulement pour s’enrichir. Dans toutes les affaires où j’ai mis l’argent en priorité, j’ai toujours fini par perdre des sous. Car j’étais aveuglé. Il doit y avoir un équilibre entre la passion et les revenus. Bien entendu, l’argent est nécessaire, puisqu’il en faut pour vivre et continuer à pratiquer sa passion.
Quels sont vos projets à court et moyen terme?
Fin juin 2021, on a dévoilé le CitySnap. On essaie aujourd’hui de l’amener au stade de produit pilote. J’aimerais aussi trouver un nouvel endroit pour mieux exposer la collection Rinspeed. A titre personnel, j’aimerais beaucoup rendre à la société un peu de ce qu’elle m’a offert. Cela pourrait passer par un emploi de professeur ou de bénévole.

Quelle est votre analyse sur l’évolution de la branche?
Il y a 40 ans, l’industrie dénombrait énormément de marques. Aujourd’hui, tous les constructeurs ont tendance à se rassembler en formant de grosses entités, comme Stellantis ou Volkswagen par exemple. Et ce, afin de se partager un maximum de composants, de faire les plus gros volumes et ainsi de dégager le plus de bénéfices. Le gros problème de ces conglomérats, c’est que leur taille les ralentit dans leur capacité à réagir. Quant à celles bien plus flexibles, les start-up, elles sont l’autre grand phénomène de ces dernières années. Valant des milliards sans avoir rien produit, elles prouvent de par leur valorisation que le secteur automobile continue de faire rêver. Et qu’il a encore un long et bel avenir devant lui.
A propos de l’avenir de l’automobile justement: comment voyez-vous le secteur évoluer à court, moyen et long terme?
Cela n’a rien d’un scoop mais, selon moi, le moteur thermique vit ses dernières années. En Europe, je pense qu’il est appelé à disparaître d’ici dix à quinze ans. L’énergie qu’utiliseront les voitures du futur se devra d’être renouvelable. Quant aux technologies d’automatisation, elles sont appelées à évoluer dans les dix années qui viennent, sans toutefois se généraliser à tous les modèles. Il faudra pour cela attendre vingt, voire trente ans. Selon moi, cette nouvelle technologie amènera les automobilistes à revoir l’usage qu’ils ont de leur véhicule. Je pense que l’on se dirige clairement vers la fin de l’automobile individuelle et vers un développement accru des voitures partagées. Lesquelles resteront néanmoins segmentées par catégorie. Il y aura des voitures de luxe, des voitures «généralistes» et enfin des voitures «low cost». Un peu comme les première et deuxième classe dans le train. Enfin, je pense que le secteur va voir apparaître de nouveaux acteurs. En plus des start-up déjà évoquées, il y aura aussi tous ces grands acteurs de l’industrie électronique qui s’investissent massivement dans l’automobile comme Nvidia, Intel, Waymo (Google), Amazon, Microsoft ou encore Uber. Parmi eux, certains comme Foxconn, par exemple, vont jusqu’à vendre des voitures sous leur propre label.
Quelle époque de l’automobile préférez-vous: celle d’hier, thermique, ou celle de demain, autonome et électrique?
A titre professionnel, celle de demain. A titre personnel, celle d’hier. Je reste un passionné. J’adore particulièrement les voitures des années 1960 et 1970, car elles étaient entièrement mécaniques.
Monsieur Rinderknecht, merci pour vos réponses et votre temps.
Merci à vous.